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Les mauvaises nouvelles se multipliaient. La Fronde gagnait la province. Aix-en-Provence séquestrait son gouverneur, le comte d’Alais, tandis qu’en Normandie, le duc de Longueville, Frondeur de haute volée, prenait Rouen et ralliait son parlement à la sédition. Turenne lui-même, commandant l’armée d’Allemagne, semblait acquis aux idées de la Fronde.

Informé de tout cela, le comte de Nissac, à cheval, allait tête basse, suivi de ses hommes en file par un.

Ils progressaient dans un chemin creux et enneigé, insensibles à la beauté des étoiles de neige accrochées aux arbres et aux fleurs de givre collées aux rameaux, indifférents aux cris lointains de loups affamés qui se risquaient hors les forêts, ne voyant pas même sur la neige les empreintes de pattes des sangliers et celles, plus rondes, des chats sauvages.

La neige recommençait à tomber, glaçant dans les bivouacs les soldats de l’armée du prince de Condé qui devait mettre Paris à genoux. Dans tout ce blanc, on ne distinguait que les troncs noirs des arbres et les silhouettes sombres des malheureux militaires regroupés auprès de feux de fortune.

Il devait faire bien froid à Paris où l’on ne mangeait pas à sa faim mais le comte, s’il plaignait la population, lui tenait cependant rigueur de s’être donné pour chefs une poignée de traîtres qui, oubliant la morale la plus élémentaire et manquant à tous leurs devoirs, demandaient l’aide des armées espagnoles en guerre contre la France, contre son peuple, contre ses armées. Tous ces féodaux, tous ces factieux, semblaient à Nissac extrêmement gueux et dignes de la canaille des bas quartiers qu’ils n’arrivaient plus à tenir. Ne disait-on pas que, à la recherche de l’or caché par les loyalistes repliés sur Saint-Germain-en-Laye, cette racaille ignoble violait les sépultures dans l’espoir d’y découvrir les richesses des exilés ? À tels maîtres, tels valets et ces derniers ne déparaient pas des chefs entretenant des intelligences avec les ennemis de la France. Tout le reste relevait de la comédie et par exemple les fêtes fastueuses des Frondeurs parisiens en cuirasse et écharpe bleue contant fleurette au son des violons à de belles dames de haute naissance…

La neige, dont l’épaisseur atteignait un pied[15], dissimulait les profondes ornières creusées par les pluies d’automne et les pauvres chevaux peinaient, glissant parfois sur des plaques de glace.

Le sentiment de justice du comte se trouvait heurté par le mode de vie des seigneurs frondeurs quand la population la plus pauvre souffrait toutes les misères. En outre, si les factieux étaient finalement vaincus, il apparaissait comme probable qu’une fois encore, les Frondeurs ne seraient pas gravement punis, le cardinal n’ayant point pour ce faire une situation politique assez forte.

Les Conti, Bouillon et autre prince de Marsillac – qui se faisait déjà appeler La Rochefoucauld sans même attendre la mort de son père qui permettrait la transmission du titre –, tous ces hauts seigneurs, retrouveraient leurs exquises et sensuelles soirées en leurs magnifiques demeures, leurs parties de chasse, les jeux de Palemail[16] et de paume, le billard, le palet…

Un capitaine et quelques mousquetaires barrèrent le chemin à Nissac mais l’officier, voyant les foulards rouges aux cous des hommes fatigués, allait déjà s’écarter lorsque la voix du comte retentit :

— Général-Comte de Nissac, service du cardinal !

Le visage de l’officier s’éclaira, très flatté à l’idée qu’il pouvait enfin mettre un nom sur le chef des célèbres Foulards Rouges :

— J’étais avec vous à Lens, monsieur le comte.

Le visage de Nissac se radoucit :

— C’était au vingtième jour d’août, capitaine, et nous avions temps plus agréable. À vous revoir sous meilleur jour !

Le comte porta la main à son chapeau à plumes et dépassa l’officier et les mousquetaires, qui saluèrent en se découvrant.

Dans le morne paysage, et toujours sous la neige qui tombait dru, Nissac songea à Charlotte, sa petite duchesse gourmande de plaisirs inconnus, parfois insolente et cependant très tendre, davantage, en tout cas, qu’elle ne pensait le laisser paraître.

Il dut admettre que Charlotte aurait toujours place en son cœur – comme toutes celles qui furent siennes –, même si un événement inattendu avait remis bien des choses en leur situation d’origine.

Il revit tout cela tandis que les flocons de neige, très denses, obscurcissaient la vue.

Les adieux interminables et baignés de larmes de la très jeune duchesse puis cette jarretière ôtée de sa cuisse et qu’elle lui plaça comme un brassard en disant :

— Je veux que chacun sache que je fus vôtre car j’en ai grande fierté, monsieur le général et chef des brigands du cardinal qui portent foulards rouges ! Gardez cette jarretière à votre bras jusqu’à minuit, car ce jour de votre vie est à moi tout entier.

Il avait traversé la grande galerie et on s’était retourné sur ce comte ténébreux, haut botté, foulard rouge au cou et jarretière rose en brassard. Chacun sachant déjà par les domestiques que le comte de Nissac et la duchesse de Luègue se trouvaient enfermés dans une chambre depuis de longues heures, le port de la jarretière confirmait le plus angoissant des doutes et ce ne fut partout que tristesse, soupirs, et lamentations.

Les dames se trouvaient au bord de l’évanouissement au motif qu’elles n’avaient pas été choisies par « la plus fine lame du royaume ». Les messieurs auraient pleuré de rage à l’idée que ce militaire bourru rescapé des champs de bataille avait été le premier amant de « la plus belle femme de la Cour ».

Mais l’on se tut, les unes craignant l’« ironie mordante » du comte, les autres redoutant son épée.

Nissac et ses hommes se trouvaient en l’écurie à seller leurs chevaux lorsqu’ils reçurent visite inattendue en la personne du Premier ministre.

Celui-ci, le regard malicieux, décida de ne se point formaliser de la froideur inhabituelle du comte qu’il tira à l’écart en lui disant :

— Comte, vous êtes mon seul ami. Or on n’est point Premier ministre du royaume de France si l’on n’est pas perspicace et pareillement, on n’est point franc-ami si l’on ne devine les tourments d’un courageux compagnon.

— Je n’ai nul tourment exceptionnel, monsieur le cardinal.

— Allons donc ! Ce matin, j’ai vu votre visage.

— Tout à la joie de repartir au combat.

Le cardinal sourit.

— Cette joie-là, qui vous fit soudainement bien sombre figure, on la rencontre d’habitude aux funérailles.

Le comte observa ses hommes qui, là-bas, tenaient les montures sellées et n’attendaient plus que lui.

Il laissa un instant parler son cœur :

— Des funérailles… Peut-être, en effet. Peut-être ce matin ai-je enterré un rêve.

— C’est bien ce qu’il me semblait !… Mais ce fut là de votre part grande précipitation et pure folie. A-t-on idée d’ensevelir ce qui n’est point mort ?

Nissac fronça les sourcils.

— J’avoue, monsieur le cardinal, que vos explications m’égarent et que je n’entends point ce que vous tentez de me dire.

Le cardinal s’amusait. Il considérait le comte comme un homme subtil mais tenait généralement que les affaires de cœur obscurcissent les esprits les plus remarquables. En outre, et bien qu’il lui fût très attaché, il éprouvait sans déplaisir la détresse de Nissac car ce soldat trop parfait, cet homme trop fort, atteignait ainsi une dimension humaine dont le cardinal, qui n’était point exempt de nombreux défauts, appréciait qu’elle les rapprochât.

Il reprit :

— Votre visage, cher comte, est devenu sinistre lorsque, vous parlant de la belle Mathilde de Santheuil, je vous ai dit : « Je l’aime », avant que d’ajouter : « Et je pense être payé de retour. »

Le comte fit effort méritoire pour conserver son sang-froid :

— Je n’ai point remarqué cela n’ayant pas, monsieur le cardinal, à juger de vos amours.

— Comme je ne juge pas des vôtres ! répondit le cardinal en effleurant d’un doigt bagué la jarretière de la duchesse de Luègue.

— Aussi bien, nous voilà donc quittes ! répondit Nissac d’un ton glacé.

Le cardinal partit à rire malgré lui et rétorqua :

— Point du tout ! Si vos amours avec la très jeune duchesse de Luègue ne prêtent aucunement à confusion, je crois, pour ce qui me concerne, que vous vous abusez gravement.

— Mais encore, monsieur le cardinal ? demanda le comte, brusquement pris d’un doute.

— Ma !… Quel enfantillage !… Voyons, comte, parlant de Mathilde, j’ai montré de l’affection, comme elle m’en porte et me l’a prouvée. Il n’entrait dans ces paroles rien qui fût charnel !

— Mais…

Le cardinal coupa la parole au comte :

— Mathilde de Santheuil est la fille d’un ami. Je l’estime pour cela, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait avec grand courage. Point davantage.

— Mais alors, qu’ai-je fait ?

— Voyons, Nissac, ce n’est point là trahir. À moins… Votre cœur, lui, a-t-il trahi ?

— Pas un instant, je vous en fais le serment.

— Vous voyez bien !

Mazarin observa Nissac avec une soudaine gravité :

— Moi aussi, j’aime. Et ce n’est point chose facile quand tout le monde vous épie, que la guerre vous sépare, que les libelles insultent un amour très beau et très profond. L’amour est chose délicate et grave, quoi qu’on en dise. Votre escapade avec la duchesse est sujet sans importance. Ayez la paix en votre esprit, Nissac, et soyez prudent, nous… La reine, le dauphin et moi-même tenons beaucoup à vous.

Le comte ne doutait pas un instant du cardinal, qu’il savait follement épris d’Anne d’Autriche. Mais il s’interrogeait sur cette confusion, ce mouvement de colère un peu trop vif pour être tout à fait honnête et qui l’avait jeté en les bras de Charlotte. Quelle étrangeté, tout cela ! Quelle diablerie !

Il se sentait coupable, mais coupable de quoi ? Pour trahir, encore faut-il que quelque chose existât ? Or, rien de tel ne le liait à Mathilde, si ce n’est… Des sentiments jamais exprimés, des promesses jamais dites, des rêves sensuels demeurés en leur état de rêves. Donc, il était libre de disposer de lui-même et de faire l’amour à qui lui plaisait.

Un souvenir imprécis lui revenait, que les caresses de la duchesse avaient réveillé. Un autre corps, tout aussi beau, la fièvre, des délices que Charlotte ne lui avait point procurées avec semblable force. Que s’était-il passé réellement, cette fameuse nuit où son esprit divaguait, entre Mathilde de Santheuil et lui ?

La petite troupe des Foulards Rouges arriva aux derniers avant-postes tenus par les Condéens de l’armée royale.

Sur leurs chevaux qui allaient au pas, ils saluèrent d’un geste las les soldats et l’un d’eux, voyant les cavaliers disparaître dans la tempête de neige, se signa en disant :

— Mon Dieu, protégez-les car c’est en enfer qu’ils retournent !

Les foulards rouges
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